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Dans les cercles des sciences politiques, lorsqu'il s'agit d'étudier le comportement des électeurs, un paradigme fait l'unanimité : la diminution des inégalités sociales et la consolidation de la classe moyenne tendent à amollir le débat idéologico-politique. Cependant celui qui appliquerait cette logique au Venezuela, se mettrait le doigt dans l'oeil. La dispute entre les camps chavistes et antichavistes s'exacerbe alors que le pays devient socialement plus homogène. Le Venezuela arrive même au top du classement de la distribution des revenus en Amérique du Sud.
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Les plus pauvres forment la base électorale de Chavez
La classe moyenne entre doutes et haine de Chavez
« La politisation de toutes les classes sociales s'est radicalisée depuis l'élection du président Chavez et conduit à un positionnement qui va au-delà des intérêts immédiats des différents segments de la société », analyse Jesse Chacon, directeur du Groupe de Recherche Sociale XXI siècle (GIS XXI). « Ici la gauche et la droite, gouvernement et opposition sortent dans la rue pour débattre de projets de portée nationale qui dépassent les revendications ponctuelles, les bénéfices économiques ou les avancées sociales ».
Jesse Chacon a participé à la rébellion militaire de 1992, quand l'actuel président a tenté de faire tomber la IV République. Chacon était alors un jeune lieutenant qui, comme son chef, a fini derrière les barreaux. Ingénieur en informatique et diplômé en télématique, il a déjà occupé les fauteuils de ministre des Télécommunications, de l'Intérieur et de la Science et Technologie de l'actuel gouvernement. À 46 ans, il étudie désormais les dynamiques politiques et sociales au Venezuela.
« Les propriétaires des moyens de production sont en train de perdre la main mise sur le pouvoir politique. Il s'agit du point de tension centrale, qui provoque une réaction des couches sociales les plus favorisés et de leurs sympathisants », souligne-t-il. « Le revenu moyen de 20 % des plus riches n'a pas été affecté. Son style de vie non plus. Mais ils perçoivent qu'ils ne tiennent plus les rennes de l'État et de la société, ce qui leur fait peur et les enrage ».
Un large répertoire de mesures sociales et de politiques de distribution a été destiné aux plus pauvres. Pourtant, leur comportement est également dicté par des motivations qui extrapolent les conquêtes ou les attentes économiques. L'embrasement de ces couches sociales avec en toile de fond l'amélioration des conditions de vie, est aussi attisé par le président qui, sans cesse, s'efforce de mener des batailles d'idées et de valeurs.
Depuis le début de son gouvernement, mais de manière plus ample depuis le coup d'État en 2002, Chavez s'attache à occuper le maximum d'espace dans les médias. Son discours est presque toujours articulé de manière à confondre chaque mouvement de son gouvernement au processus révolutionnaire. En même temps, il sème chez ses sympathisants un sentiment de répulsion contre les adversaires des changements en cours.
Contraire à la logique de conciliation, le président a fait un pari pédagogique qui semble tenir ses promesses. Plus la polarisation est grande, plus la confrontation des points de vue est limpide, plus il est facile de créer une base de soutien forte et mobilisée. Pour les bons et les mauvais moments.
Au début, le fil conducteur de la pédagogie chaviste a été de ressusciter l'histoire et la pensée de Simon Bolivar, le patriarche de l'indépendance vénézuélienne, chef politique et militaire de la guerre anticolonialiste contre les Espagnols au XIXème siècle. En s'engageant sur cette voie, Chavez a imprimé une forte marque nationaliste à son projet, qui affronte les nouveaux seigneurs coloniaux (les États-Unis) et leurs alliés de l'intérieur (l'élite locale).
Petit à petit, la syntaxe du socialisme historique s'est ajoutée au bolivarisme original. Cet amalgame entre les racines nationalistes et les valeurs de gauche a été largement repris comme un code culturel qui dessine le visage et donne la couleur des réalisations politiques du gouvernement. Le président refuse ainsi la recette à la mode dans les courants progressistes pour qui la politique est une question d'efficacité. Pour utiliser le vieux jargon, Chavez est un politique de lutte des classes sur laquelle il parie pour isoler et dérouter ses ennemis.
L'opposition, confortée par son emprise sur les moyens de communication, a elle aussi misé sur l'affrontement ouvert. En plus de ses recours médiatiques, elle a toujours pu compter sur les forces économiques et les relations internationales pour mobiliser les classes moyennes contre le gouvernement. Même après le putsch et le blocus de 2002, à l'apogée de la polarisation, les partis antichavistes ont poursuivi une stratégie de collision.
La classe C
Mais les deux camps doivent actuellement prendre en compte un nouveau phénomène. Plus de 30 % de la population a changé de couche sociale. Ils ont migré des segments les plus pauvres vers ce que la sociologie des enquêtes démographiques appelle la classe C – à proprement parler ils ont intégré la classe moyenne.
Si par le passé elle a opposé une résistance absolue aux questions sociales, l'opposition est obligée de reconnaître certaines avancées. Dans sa campagne, Capriles promet de préserver les Missions sociales. Cependant, son plan de gouvernement propose en même temps d'éliminer le Fondem, le fond qui finance les programmes sociaux grâce aux pétrodollars. Par ailleurs, le candidat modère relativement son message pour dialoguer avec les segments qui ont tiré profit de la V République.
Côté gouvernemental, surgissent aussi de nouvelles questions. « Disputer les cœurs et les esprits de ce nouveau contingent de la classe moyenne demeure le problème du processus révolutionnaire », affirme Jesse Chacon. « Nombreux sont ceux qui se sont élevés socialement grâce aux initiatives gouvernementales mais qui ont embrassé les valeurs morales et culturelles des élites dont le mode de vie est leur référence ». L'ex-militaire pointe spécialement la préservation des aspirations consuméristes, le rejet des projets et des organisations collectifs, la négation de l'identité originale de classe et parfois même de race.
Les diverses enquêtes, celles du GIS XXI ou celles d'instituts proches de l'opposition, décèlent l'émergence ces dernières années d'un groupe d'électeurs auquel on se réfère de façon informelle comme les ni-ni. C'est-à-dire ceux qui ne s'alignent pas automatiquement sur les positions de Chavez, ni sur celles de ses ennemis. La majorité fait partie des classes ascendantes.
Les ni-ni représentent aux alentours de 40 % des électeurs, la même proportion que les indéfectibles électeurs pro Chavez, contre 20 % de fidèles à l'opposition. La gauche, cependant, recueille des résultats qui dépassent ses frontières grâce à la combinaison de deux facteurs. D'une part les programmes du gouvernement (principalement celui lié au logement) contentent la population. D'autre part le cancer de Chavez crée un climat affectif de solidarité. Le président avoisine dans les sondages les plus fiables 60 % des intentions de vote pour le scrutin d'octobre. Il ouvre un écart de 15 % à 30 % face à son adversaire.
Ces chiffres indiquent que les ni-ni se répartissent entre les deux pôles. Bien que la tendance semble favorable à une réélection tranquille du président sortant, la chasse aux voix de cet électorat demeure frénétique. « Si la campagne de Chavez réussit à conquérir une partie plus significative de ce segment, un avantage plus expressif encore pourra être construit », souligne Jesse Chacon.
Stratégies
L'un des aspects de la stratégie pour venir à bout des résistances de ces secteurs hybrides, est de démonter l'un des arguments en grande partie construit par les moyens de communication liés à l'opposition : Chavez voudrait en finir avec la propriété privée et voudrait que toute l'activité économique soit entre les mains de l'État.
« Le processus révolutionnaire a augmenté le nombre de propriétaires dans le pays, principalement depuis la réforme agraire », affirme le directeur du GIS XXI. « Le programme de la Révolution se bat contre les monopoles et renforce l'État. Mais il ouvre un espace à différents types de propriétés, de caractère privé, coopératif ou social. Le gouvernement doit mieux définir le rôle de ces modèles pour torpiller l'image d'un État fondamentaliste que l'opposition tente de vendre ».
Le candidat de l'opposition est confronté au problème inverse. Représentant une alliance dont les soutiens sont de puissants hommes d'affaires (comme la brasserie Polar, le groupe agro-industriel Mavesa et agro-alimentaire Alfonso Rivas entre autres), Capriles doit convaincre qu'il est capable de prendre à son compte une partie au moins des mesures, qui depuis 1999 favorisent 80 % des électeurs qui ne sont pas des classes A et B.
Cependant son programme ne l'aide pas beaucoup. Même s'il a modéré ses critiques à l'égard des politiques sociales du président, il est un défenseur impétueux des privatisations. Il ne parle pas seulement de réduire l'État, de revenir sur les nationalisations ou d'en finir avec le contrôle de l'État sur la PDVSA. Il défend explicitement que les grands propriétaires terriens expropriés récupèrent leurs exploitations. « Premièrement, nous devons en finir avec les expropriations, ramener la sécurité dans les campagnes et que le gouvernement restaure la confiance », a affirmé Capriles lors d'une récente conférence de presse.
Indépendamment du résultat, l'administration de Hugo Chavez a réussi un fait qui mérite d'être observé de près par les analystes politiques. À l'inverse de ce qui se passe dans la majorité des pays, le marketing n'a pas domestiqué la politique et occulté le débat d'idées pour coller aux attentes de l'électeur. Au Venezuela, même les impératifs électoraux ne diluent la bataille frontale entre programmes.
Traduction: Jérôme da Silva
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